Ce travail a remporté le 2ème prix du Swiss Press Photo Award 2022, dans la catégorie "Histoires Suisses".
L’on se plaît à penser qu’il s’en réjouit lui aussi ; passant d’une saison figée et froide où rares sont ceux qui se baignent en son sein, le voilà soudain percé de milliers de paires de jambes, effleuré dans sa surface par des êtres de tous âges et de toutes conditions. Le lac, ce noble amant, embrasse alors généreusement tous ces corps sans réserve dans une forme d’étreinte.
La série d’images ici commentées n’a pas valeur d’exhaustivité. Beaucoup ont été prises dans les environs de Lausanne, de Lutry au parc Bourget. Intitulée « Mon Lac », elle n’a pas prétention de couvrir l’ensemble des expériences et des vécus ressentis autour du Léman. Que l’on pense aux clivages possibles à la seule mention d’un lac qui serait lac de Genève, et s’illustre la profondeur et la dimension locale de l’affection et du prestige que lui portent ses riverains, de Villeneuve à Yvoire, des côtes suisses à la côte de Savoie. Les photos de Dom Smaz mettent l’accent sur la richesse de ce cadre, et saisissent l’intimité de notre rapport au lac qui nous borde. Elles soulignent en la figeant une certaine sensualité de l’expérience du bain, et illustrent comment cet acteur nous forge, nous lie aux saisons, dans leurs lumières et par nos sens. Notre interaction avec lui est peut-être d’autant plus remarquable qu’elle s’inscrit dans un contraste évident avec nos sociétés consuméristes, où tout est quantifié, segmenté, souvent rendu accessible contre paiement.
Notre rapport au cadre naturel qu’offre le lac Léman est multi-sensoriel. Plaisir des yeux d’abord ; les plus chanceux auront de chez eux la vue sur cette étendue bleue, tableau en permanent mouvement. Le retour d’un séjour à l’étranger dans notre région révèle souvent de manière flagrante le confort retrouvé que contribue à nous apporter ce désert d’eau, offrant à nos regards une portée lointaine et dégagée, dont le naturel et l’espace contrastent avec la densité de nos villes, l’aménagement de nos vignobles et de nos rives. Chexbres est semble-t-il connu parmi nos compatriotes suisses-allemands comme un point potentiel de non-retour, dont on dit chez eux qu’une fois le panorama entre Palézieux et Lausanne découvert, on ne s’en passera plus. Peu de peintres ont su saisir avec justesse la variété de ce spectacle ; on citera Hodler ou Corot, qui ont produit des œuvres allant jusqu’à nous faire porter un regard nouveau sur cette toile à ciel ouvert, dont la palette de couleurs change considérablement en fonction des vents et des saisons. Que l’on pense à la nuit ; le lac s’habille de reflets or, l’astre qui l’éclaire est désormais la lune, et les montagnes qui l’entourent se dressent comme autant de sombres gardiens d’une crypte. Le mieux est d’y accéder à pied ou à vélo par des chemins soignés. L’expérience corporelle qui s’annonce dès lors fournit à beaucoup une certaine excitation. On y rejoint des amis, auprès de qui on tente de se renseigner et obtenir quelques informations sur ce qui nous attend. Quelle est la température de l’eau aujourd’hui ? On nous l’assure : elle est super bonne ! Ce qui sans considérer la nature de l’air ambiant et la force du vent n’aura qu’une valeur indicative. S’opère alors spontanément un tri. Il y a ceux qui se sont baignés, ceux qui vont le faire, éventuellement en se joignant à vous, comme pour partager collectivement l’expérience du bain. Et ceux à qui l’on ne pose pas ces questions, qui s’en fichent et ne se baignent tout simplement jamais dans le lac, lui préférant piscines et eau chlorée.
L’expérience du bain est une forme d’étreinte. De ses « longs bras souples » pour reprendre les mots du poète André Guex, le lac s’offre à nous dans toute sa beauté, comme un amant. On y rentre lentement en appréciant d’y sentir ceinturés nos chevilles d’abord, puis la taille, les épaules et la tête. Il s’agit là encore d’une expérience faite d’un contraste. Le bain est une forme de disparition. On quitte petit à petit de tout son corps ou presque l’air ambiant dans un double mouvement, car chaque volume ainsi soustrait à l’atmosphère fait simultanément apparition dans l’eau, selon le fameux principe d’Archimède. Ce qui rend l’expérience d’un plongeon singulièrement différente d’une entrée dans l’eau qui serait progressive. Le fait d’être ainsi pénétré n’est pas à considérer comme un acte passif, et un parallèle peut se faire avec la sexologie qui utilise depuis peu le terme de circlusion. Nous baignons-nous dans le lac ou sommes-nous baignés par lui ? Il y a sans aucun doute une notion d’érotisme liée au bain. La sexualité sensorielle des fluides et de la liquidité. Que l’on pense au désir que peut susciter la vue de cheveux mouillés, des corps que l’on dénude partiellement pour y substituer une enveloppe de soleil et d’eau. Les maillots une fois humides ; les peaux sont stimulées, ce que trahit de manière visible la chair de poule. L’apprentissage du bain ne serait-elle pas d’autant plus difficile pour certains qu’elle suppose d’abord d’accepter cette inversion contre-nature des environnements, sans compter la riche interaction de nos sens à la vue et au contact de l’eau, puis lors de notre immersion en elle. L’effet d’une relation retrouvée avec cet élément est d’autant plus fort qu’il fut de longs mois durant notre premier habitat, lorsqu’au stade de fœtus, dans un silence perméable et protecteur, l’oxygène nous est transmis non par l’air mais par le lien avec une mère qui nous porte, et que notre constitution initiale s’engage au sein d’un corps liquide.
Le lac nous dévoile un jeu complexe et changeant d’oxymores, fait d’ombres et de lumières, de surface et de fond, de masse et de légèreté, d’agitation et de silence, d’ondulation et de planitude.
« Bien mieux que dans les livres, j’ai appris là ce qu’était la lumière, l’étendue, la transparence, la profondeur et peut-être ce que j’étais moi-même. Combien d’heures dérobées à l’étude et données à l’amour de l’eau, du ciel verdissant au zénith et du soleil caché dans sa lumière ! »
(De l’eau, du vent, des pierres, André Guex, Cahiers de la renaissance vaudoise, 1969)
L’équilibre entre le dedans et le dehors n’y tient qu’à un fil ; il suffit de s’y pencher, et le lac se révèle dans ce qu’il est : un véritable reflet de soi.
Essai : Lucien Senn
Lac Léman, Suisse, 2013 - 2021